Journal

#07 - Au gré de nos balades

Ça fait deux semaines au moins que je veux écrire à propos de nos balades.
J’ai à plusieurs reprises initié ce journal dans ma tête, avant de m’endormir.
À chaque fois, ça commençait un peu comme ça, et ça évoluait différemment. À chaque fois, c’était correct, ça aurait convenu a la publication, et donné un récit différent de celui qui va suivre, si je parviens à l’écrire effectivement.
Je ne suis pas épuisé, mais tout de même nettement fatigué. La journée a été très chargée, et il se fait tard… Il n’est que 21h40, mais le sommeil est précieux, d’autant que le mien est préservé au détriment de celui d’Alexandra qui s’occupe d’Émile la nuit. Et la nuit passée fut compliquée pour elle.

Nous avions trouvé un rythme, des habitudes. Ça roulait, ça aurait pu rouler ainsi jusqu’à ce qu’Émile commence à manger. En gros, Alexandra dormait avec lui, et lui donnait le sein à la demande, et somnolait puis dormait de nouveau avec lui. Elle réussissait ainsi, à mon grand étonnement, à se préserver, et à avoir suffisamment de forces pour s’occuper d’Émile aussi de jour, avec moi. Mais Alexandra reprend le travail à la fin du moins, car septembre est arrivé, le redouté mois de septembre, au terme duquel s’achèverait aussi le formidable congé maternité de ma dulcinée. Or Alexandra part travailler à Paris deux jours consécutifs, et s’absente donc au moins deux nuits consécutives aussi, peut-être même trois. Il est prévu que ce soit moi qui garde Émile, ici à Lavernois, pendant ces absences hebdomadaires, qui ont le mérite de nous laisser libres 4 jours par semaine tous les deux, présents et disponibles pour bébé. C’est un compromis parmi mille autres possibles, qui nous convenait jusqu’ici, et qui ne devrait poser problème que pendant la fin de cette période d’allaitement. Émile aura presque quatre mois à la fin du mois de septembre, et il nous restera donc environ deux à trois moins à tenir : plusieurs jours et plusieurs nuits sans le sein de maman, environ 72 heures pendant lesquelles il lui faudra tout de même tirer du lait pour ne pas interrompre la production, le stocker réfrigéré, le transporter du travail à l’appartement parisien puis de l’appartement parisien jusqu’à Lavernois. C’est ambitieux. Mais c’est le projet d’Alexandra, qui veut, autant que faire se peut, le meilleur pour Émile et pour sa santé. J’approuve, tant qu’elle ne se rend pas la vie impossible. Mais au final, que j’approuve ou non ne change pas grand-chose. J’ai rarement utilisé mon veto jusqu’ici, je crois, pour peu que j’en aie un. Nous avons toujours agi en cohérence et en concertation, et à nos manières, nous avons souvent poussé l’autre en dehors de sa zone de confort, en dehors de ce qui semblait simple ou évident. Depuis hier soir et pour 24 heures, Alexandra a donc tiré son lait pour ne le donner qu’au biberon, afin d’entamer la transition, aidée du stock qu’elle a méticuleusement approvisionné chaque jour un petit peu depuis qu’Émile à trois semaines. Ce stock doit nous permettre de passer les trois premiers jours d’absence, puis de poursuivre avec le lait tiré à Paris. Et le fait de tirer, de devoir réchauffer le biberon surtout, de gérer le stock et la propreté des ustensiles, a nettement compliqué la tâche par rapport au divin sein. Et on peut dire qu’Émile n’a pas encore appris la patience. On peut même dire qu’il est, comme tout bébé pour ce qu’on en sait, particulièrement expressif lorsqu’il a faim, et que la faim vient comme instantanément. Il est possible que nous manquions souvent (ou que nous ayons trop manqué au début) les petits signes de bouche supposés nous permettre de prévenir plutôt que de guérir le chagrin féroce. Toujours est-il que depuis longtemps sinon toujours, c’est un certain type de hurlements qui nous met, rapidement au demeurant, la puce à l’oreille.

Je n’avais pas, en revanche, prévu ou eu envie de parler de ça, de l’allaitement. Il faut dire que ce n’est pas de mon ressort. Mais Alexandra n’a pas l’habitude d’écrire, et n’a de toute façon pas l’énergie, ou vraiment le temps, d’écrire.
Nourrir Émile est, certes, une tâche capitale, et pourrait occuper pleinement, régulièrement, ces journaux. J’en ai sans doute parlé… Et sans doute bien peu au regard de l’effort en temps, en patience, en don de soi, que c’est pour ma compagne que j’aime comme chaque jour un peu plus. Compagne qui, pour la première fois aujourd’hui, était au bout du rouleau. Du coup, au lieu de parler de nos balades, il me semble important d’expliquer tout ça. Je doute que ce soit passionnant, notamment pour qui n’est pas ou plus parent… Mais c’est le réel, c’est bien ça, une bonne partie de notre quotidien, même si surtout du sien, et ce journal a pour vocation d’en garder la trace.

Outre le fait d’alimenter Émile, nous veillons à le maintenir au chaud, à lui offrir les conditions de repos adéquates, à le tranquilliser lors des réveils qui s’apparentent souvent à des retours sur terre compliqués, à le maintenir au propre, à le porter, balader, bercer, serrer dans nos bras, à lui parler, et à le divertir ou l’éveiller. La liste peut paraître relativement longue, mais au fond ne contient rien d’insurmontable ou de sorcier. Je dirais qu’avec du temps, de l’application, et de bonnes intentions, quiconque peut y parvenir. Ce qui n’était, pour moi et je crois pour Alexandra aussi, pas du tout une évidence avant que ne nous soyons devenus concrètement parents. Assurer la survie de quelqu’un d’autre que nous-mêmes paraissait… fou. Ça l’est. C’est banalement fou. C’est à la fois nécessaire, la norme, et tout de même miraculeux. Miraculeusement normal. C’est la vie, en somme. C’est ce dont nous sommes faits, qu’on le veuille ou non. Nous sommes animés, et… je le crois désormais, destinés et programmés pour accomplir cette tâche essentielle. Qu’il y ait un grand dessein ou non ne change rien à l’affaire.
Le discours féministe émancipateur m’avait malgré lui induit en erreur, je crois. L’absence de sens de cette société, de son mode de fonctionnement, son incapacité à transmettre et préserver ce qui compte et d’abord ce qui compte, a aussi contribué nettement à ma méprise : je ne trouvais pas de sens à cette vie malgré ma recherche constante. Aujourd’hui je sais. Il n’y a pas à sonder l’espace intersidéral, à questionner les oracles ou se référer aux écrits saints d’un genre ou d’un autre… il n’y a qu’à s’occuper sincèrement et longuement d’un bébé pour comprendre.
Encore faut-il avoir le temps, se donner le temps — et en avoir les moyens. Encore faudrait-il que, malgré les évidences, on se montre, on s’en parle, notamment au long cours scolaire… Et que le village nécessaire à l’éducation d’un seul enfant se soit métamorphosé pour nous permettre, dans nos modes de vie actuels, de toucher du doigt la peau plutôt que l’écran, et alors nous saurions sans doute mieux, collectivement, ou nous allons.

Prendre soin.

Nous savons, instinctivement, prendre soin. Homme ou femme. Nous aspirons à prendre soin, à pouvoir prendre soin.
J’ai senti, en tenant d’une certaine manière mon fils dans mes bras ces derniers jours, d’une manière qui ne lui convenait pas jusqu’à ce que son corps en construction y soit prêt, que cela répondait à mes besoins à moi aussi, comblait mes aspirations à moi aussi.
Bien sûr, il pourrait s’agir là d’aspirations personnelles, liées à un parcours individuel et à des manques qui ne sont que les miens, mais je ne le crois pas.
Nous autres, êtres humains (et sans doute tout le vivant), dépendons de ce soin.

Je n’aspirais pas à devenir père.
C’est Alexandra qui voulait devenir mère.
C’est ma rencontre avec Alexandra qui m’a poussé à m’engager dans cette voie.
Et je m’y suis engagé, comme elle, de manière déterminée.
Mais ce que j’en tire est au-delà de toute conception potentielle préalable.
C’est de l’ordre de l’émotion, et donc difficilement descriptible, de l’ordre de l’évidence, et donc difficilement descriptible sans grandiloquence, mais aussi, logiquement, de l’ordre de la simplicité malgré les difficultés, de l’ordre du bonheur aussi. Simplicité et bonheur qui, par le passé, trop souvent, m’étaient ou me semblaient inaccessibles ou interdits.

Dois-je alors en conclure que tout s’est joué dans cette rencontre avec la mère de mon enfant, avec cette femme exceptionnelle et que j’aime ? Sans doute cette rencontre a-t-elle changé beaucoup de choses, et déverrouillé bien des possibles. Mais cette rencontre, je le sens et l’ai écrit précédemment, fait partie d’un processus, fait partie d’un cheminement, lequel ne dépend paradoxalement que de nous et de notre volonté, de notre détermination. Il ne tient qu’à nous de faire un pas, puis l’autre, et ce jusqu’au bout. Et il faut parfois aller au bout de nulle part pour se rendre compte qu’on s’est perdu. Certains combats perdus d’avance demandent à ce qu’on y accorde tout de même beaucoup d’énergie. Puis on apprend à sentir, à se préserver, à dédier ses forces.

Peu à peu je comprends. Cette chance que j’ai de vivre me permet de fouiller, de percevoir peu à peu. L’écriture me permet de garder la trace autant que de tracer, des contours, une ligne de conduite et de cohérence. C’est un outil précieux, que je cisèle depuis des lustres, qui donne du corps à mes réflexions et perceptions, qui me permet d’ancrer des sensations parfois fugaces et tout en même temps de les faire émerger aux sens d’autrui. C’est un exercice vital, au même titre que la respiration. Que beaucoup s’en privent me désole.

Mais je voulais parler de nos balades, et non philosopher.
Je voulais décrire le regard d’Émile sur les feuilles innombrables des chênes et des autres arbres dans la forêt dense du Morvan.
Je voulais reproduire le goût de l’air qui passe par nos narines puis nos poumons, tandis qu’on marche, presque chaque jour désormais, en fin d’après-midi, dans cette nature bordée d’habitations.
En conclusion libératoire de nos efforts du jour.
Pour profiter de ce qui ne devrait pas avoir de limite temporelle et qui semble éternel.
Pour inclure Émile dans ce qui autorise notre existence.
Je voulais, trivialement, compter les nombreux kilomètres déjà parcourus.
Appuyer le fait que je t’ai porté durant la moitié de ces kilomètres au moins, dans les montées, les descentes, sous la pluie parfois.
Qu’on t’a montré le dehors, et que tu nous as regardés beaucoup, mais pas seulement.
Qu’on a rencontré les gens d’ici, dont tu as entendu les voix et vu les visages, quand tu ne dormais pas, et tandis qu’on discutait.
Je voulais répercuter les lumières, celle en plein cagnard, celle entre les branches, celle dans l’aquarelle de nuages, et celle surnaturelle au couchant.
Ce qui, malgré la fatigue et les détours, est un peu fait désormais.
Les photos pourront compléter. Les prochains journaux abonder.

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3 septembre 2022, 23h31