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#08 - Le bien et le mal

Qu’est-ce qui compte ?
Étant donné le peu d’énergie dont je dispose, et le peu de temps que je prends pour écrire, que devrais-je absolument transmettre lorsque je prends finalement le temps d’écrire ?
Émile est fantastique.
Il me faut écrire et dire cet amour pour mon fils.
C’est ma sœur qui m’a rappelé le mot juste, l’adjectif qui me manquait, quand je tentais de lui décrire ce que je ressentais : « inconditionnel ».
Un amour inconditionnel. Qui ne dépend de rien et ne repose sur aucune condition.
Mais à vrai dire, ce n’est pas encore tout à fait ce que je ressens. C’est exact, mais incomplet. Car Émile n’est pas simplement un être humain précieux de fait, c’est déjà une belle personne. Une personne que l’on côtoie avec plaisir, et qui nous donne au moins autant qu’elle reçoit, par sa candeur et au fil de ses sourires.

Alexandra et moi nous demandons régulièrement si nous le voyons ainsi parce que c’est notre enfant. Si nous sommes à ce point admiratifs par égocentrisme décalé. Nous essayons par ce questionnement de garder les pieds sur terre, de rester raisonnables, mais nous en venons systématiquement à la conclusion que ce n’est pas seulement ça, que ce n’est pas seulement pour ça, parce que c’est « le nôtre ».
D’ailleurs, il n’y a pas spécialement de fierté, dans notre rapport à notre progéniture, et Émile ne nous appartient pas. Cela s’est plutôt fait « par la force des choses », par la force du vivant qui se perpétue. Nous sommes bien conscients d’être chanceux, largement impuissants. Émile s’est frayé un chemin de lui-même, dans la continuité de notre amour qui le précédait, et existe désormais. Et nous nous voyons comme un support, comme les outils de son développement.
Cela nous fait globalement passer au second plan. Ce qui compte, c’est d’abord son bien être, sa croissance, sa santé, son bonheur.
En fonction des points de vue, des us et coutumes, de la culture de chacun, cela pourra paraître excessif. Cela nous paraît, à nous, simplement normal. Et quoiqu’il semble qu’il soit venu de lui-même, il est bien la conséquence de nos actes : c’est par notre biais, que ce monde lui est imposé. Ce monde que nous voyons plutôt négativement malgré les aspects positifs et notre situation favorable. Ce monde dont il est protégé par la fraîcheur de ses sens, qui ne lui permettent de l’appréhender que lentement, de le construire très progressivement, et parce que nous l’en protégeons, en le cerclant dans un cocon de douceur.
Là encore, quand on n’est pas parent, ou même quand on l’est mais qu’on ne se place pas à la hauteur de l’enfant, on peut penser un peu vite que ce n’est pas forcément la bonne démarche : que le monde est rude et qu’il faudra tôt ou tard s’y confronter. Or qu’en fait, il va de soi qu’un être fragile doit être protégé, et qu’aucune violence (physique, morale, langagière) n’autorise un bon développement. Ça n’a rien à voir avec la prise de risque. Prendre un risque doit se faire en conscience, tandis qu’on est capable de sentir ce vertige dans le thorax ou dans l’esprit, choses qui sont encore inaccessibles à notre tout petit.
La plus rudimentaire des précautions consiste à éviter au nouveau né qu’il ne s’étouffe, et qu’il chute.
Observer le développement continu, à la fois forcené et sans cesse balbutiant du bébé, est fascinant. C’est l’entremêlement de capacités physiques naissantes et d’une volonté qui germe relativement à ces capacités. Obtenir le contrôle des mouvements, de ses propres membres, de son torse, est une lutte. Émile veut faire, mais n’y parvient pas, et ça ne l’empêche pas de recommencer, d’essayer constamment, tous azimuts aussi. Il veut faire ce qu’il a intégré pouvoir faire. Je ne sais pas comment il prend conscience de ce qu’il peut faire. Par exemple, il s’est retourné trois fois depuis le dos vers le ventre par le passé, mais à chaque fois sans le faire exprès, sans doute pour attraper quelque chose au-dessus de lui (au-dessus de sa tête), sur le lit. Mais deux mois après la première fois, et malgré nos démonstrations et manipulations depuis, il n’y arrive pas ou plus. C’est-à-dire que son corps évolue lui-même à son rythme : il y a ses muscles, mais aussi la graisse de ce bébé évoquant les peintures et sculptures anciennes. Je l’appelle l’enclume depuis une ou deux semaines. Et je me fais mal au corps à le porter depuis un mois environ, alors que ça allait, même en le portant plus de 5 heures par jour avant ça. Il s’approche du pack d’eau, comme je dis à notre entourage pour donner à voir son poids. Se trimballer un pack d’eau toute la journée, ça fait d’abord les muscles, puis ça les attaque. Nous sommes donc à un moment charnière : Émile aspire à se déplacer, ne serait-ce qu’en étant allongé, mais n’y arrive pas, alors on le laisse essayer, se muscler, et il goûte jour après jour la frustration, mais aussi on l’aide, on le rassied, on le retourne, on lui permet d’explorer, d’user de ses yeux dans l’espace et en mouvement, celui ample de ses parents, à travers les pièces du foyer, dehors aussi, à bras de poney ou dans la poussette, sur les chemins, en forêt.
Du fait de cette évolution très rapide et très progressive, cet entre-deux est constant : nous sommes constamment, tous les trois, entre deux périodes. Entre celles de l’allaitement exclusif et de l’alimentation normale par exemple, et qui porte un nom : la diversification alimentaire.

Bref, voilà ce qui compte. Notre fils, et ce trio qu’on forme avec lui. Le couple support existe, mais au profit de cette autre entité, nourrie par l’enfant et qui presque s’épuise à son contact.
On peut se défausser de cette charge, continuer de faire comme avant son apparition et le récupérer quelques heures par jour, le laisser dormir à part et même éventuellement pleurer la nuit.
Ce n’est pas notre choix.
Je suis désormais père au foyer, et Alexandra, qui travaille à mi-temps, a dégagé du temps pour en dédier à notre enfant.
On sait que ce n’est que temporaire. On sait qu’un des objectifs est son autonomie. Mais on sait surtout que cette autonomie n’est pas pour tout de suite, et qu’en attendant, il faut donner de soi, de son temps, de sa santé presque (car tout parent passe un cap de ce point de vue, en même temps qu’il vieillit). Et à titre personnel, je trouve ça beau, je trouve que ça a du sens et que ça donne du sens. Tant dans la transmission depuis une génération vers la suivante et ce depuis la nuit des temps, qu’au jour le jour : certes, je me fatigue, mais puisque Émile, lui, s’épanouit et d’autant mieux que l’on s’implique, alors ça en vaut la peine.
J’aimerais être capable de décrire mieux cette équation. Car je laisse entendre, avec cette dernière formulation, qu’il y a un objectif préalable, la quête d’un résultat, ce qui n’est pas le cas. Et j’en reviens à cet amour inconditionnel. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, n’importe quand, sans se référer à des connaissances et ce que l’on sait du développement de l’enfant, et à ce que l’on sait de nous-mêmes, de nos capacités, mais d’un autre côté, il est certain qu’on ne fera jamais à la perfection, que cette perfection n’existe pas, que ce concept n’a en l’occurrence aucun sens ni aucun intérêt, et qu’on fait donc parce qu’il le faut, parce que les profondeurs de notre être nous y invitent et que l’on sent, dans une gratification de tous les instants, parallèle à la fatigue voire à la douleur ainsi qu’à notre propre frustration (qui existent aussi toutes et chaque jour, c’est indéniable), que nous faisons ce qui doit être fait.
La vie est précieuse, et les débuts de la vie sont absolument cruciaux. Lesquels débuts se situent avant la naissance, et même avant la grossesse. Notre support est corporel, chimique, physiologique. Il est impossible de faire en sorte qu’aucun handicap ou qu’aucune maladie ou qu’au problème ne finisse par pointer, mais notre santé, tant physique que psychique, est fondamentale, et le développement de cet être qui émerge depuis nous et depuis sa mère, repose sur cette santé. Le stress a, entre autres, une influence considérable sur le fœtus puis sur le nouveau-né. Les poisons tels que le tabac et l’alcool tout autant. La présence dans les organismes des bons nutriments, en quantité suffisante, joue aussi un rôle, et tout ça se détermine au long cours. La vie, de génération en génération, se joue évidemment au long cours, mais se défausser sur les gènes est trop facile, n’est pas suffisant. Il faut savoir prendre soin de soi pour pouvoir prendre soin d’autrui. Quand Alexandra et moi nous dévouons, nous ne le faisons pas au détriment de nous-mêmes, nous nous construisons au gré de ce développement de notre enfant. Il est une fenêtre sur ce développement initial dont nous n’avons plus la mémoire, il est la possibilité de voir et d’apprendre ce qu’est la vie dans le corps d’un être humain, de prendre un recul ô combien salvateur sur nombre de principes et attributs, au premier rang desquels celui de la performance. En pleine coupe du monde de football, qui oppose des athlètes développés pour un rôle précis, et tandis qu’un certain Victor Wenbanyama fait parler de lui, voir et savoir qu’un corps commence par là, et que chaque capacité, si basique soit elle, ne s’obtient qu’au gré d’une lutte lente, est particulièrement révélateur.

Évoquer nos déménagements hebdomadaires, entre l’Île-de-France et Lavernois, n’a, au regard de ce qui précède, pas grand intérêt. C’est pourtant ce qui, avec Émile, me prend le plus de temps et d’énergie ces temps-ci. Charger, conduire, décharger, se faire un environnement propice aux soins de bébé, continuer de prendre soin de soi et de lui, de s’alimenter, de se reposer, de le divertir, etc. Et tenir le cap administratif et domestique, continuer d’entretenir un minimum son domicile, de remplir le réfrigérateur, de cuisiner, d’aller et revenir au travail via les transports en commun ou le covoiturage pour Alexandra, de prendre les rendez-vous, notamment avec le médecin, de se procurer à tout le moins les vaccins… C’est banal. C’est la vie des gens qui ont un enfant. C’est une somme que je pressentais conséquente, et qui me rebutait instinctivement jusqu’à il y a peu, ce qui est compréhensible. Tout ceci est à la fois normal… et exceptionnel. J’aimerais savoir le traduire, l’écrire de sorte que cette banalité tirant sur l’exceptionnel soit intégrée par le lecteur étranger à ces faits. Le degré de sophistication de nos corps et de nos esprits, pour parvenir à réaliser l’ensemble de ces tâches à la fois simplement nécessaires à notre survie et admirables, est époustouflant. L’écart entre ce nouveau-né dont on s’occupe, qui encore une fois nous émerveille constamment, et nos compétences acquises, est colossal, presque incommensurable. Notre vie est longue, elle semble parfois lente, et s’être passée en un clignement de paupière lorsqu’on regarde en arrière, mais elle autorise quoi qu’il en soit ce changement permanent, cette fortification avant le déclin, cette transmission, et cette prise de recul.
Mon fils ne sait pas encore bouger ses doigts indépendamment les uns des autres (hormis le pouce, car il sait désormais prendre et se passer un objet d’une main à l’autre), et j’écris, sur un clavier d’ordinateur à plusieurs dizaines de touches, un texte composé de signes qu’il n’a même pas encore identifié pour ce qu’ils sont, et qui composent un ensemble visuel d’une complexité infinie. Les lettres ne sont pas encore distinctes, à ses yeux, d’autres motifs sur le papier ou le tissu. Je ne suis même pas sûr qu’il distingue les supports, les surfaces, au-delà des formes. Il les touche et les goûte, et peu à peu se les approprie : tel support procure telle sensation au toucher, telle autre au toucher de la langue et des lèvres. Je suis conscient d’être et d’écrire, mais aussi d’autrui, et tente de prédire la réception de ces signes au moment de les assembler. Émile, et pour des mois encore, n’a pas conscience de lui-même. Je suppose qu’il ne nous distingue pas. Il a émergé, et les éléments le forment (le froid, la chaleur, la lumière, la douleur, le confort et l’inconfort…), mais il est certainement encore un tout dans un cocon, dont Alexandra et moi faisons partie. Il sait une différence entre la manière dont je le porte et dont Alexandra le porte, entre nos manières de nous adresser à lui, de le toucher, de le changer, de le nourrir, mais toutes ces différences ne surclassent pas l’unicité d’un vécu par phases d’éveil entre les phases de sommeil, et le tout sans mémoire volontaire. Son cerveau se développe davantage qu’il n’emmagasine, et il y a bien contradiction entre ces deux mouvements. Le rythme de croisière n’est pas atteint, en quelque sorte. Il n’y a pas tant accumulation que déploiement. Ce cerveau a beau être présent matériellement, il change bien davantage qu’il n’est. On parle de millions de connexions qui se font et se défont, qui formulent, forgent, et poussent les murs. Le tout dans une carapace fragile mais souple, qui évolue en parallèle et en symbiose, et tandis que nous autres, ses proches premiers, formons une autre barrière, d’un autre type encore, et qui apprend et se forge aussi dans le même temps, comme je tentais de l’expliquer plus tôt.

C’est inaccessible aux mots. Cette expérience, cette vie, sont hors de portée de la communication. Ce que j’écris est atrocement fade et complexe au regard de l’évidence qu’on a la chance de rencontrer, que chaque être vivant à la possibilité de rencontrer. Et je suis tout autant estomaqué par notre propension collective à mépriser et malmener cette vie, ces enfants, ces adultes, et l’ensemble du vivant. À laisser mourir de faim, à envoyer au front en tant que chair à canon. Là aussi, le contraste est plus que saisissant, il est étourdissant, il donne la nausée, il donne envie de rugir et de mourir, mais surtout, il impose de vivre pour faire valoir le respect et la beauté. Voilà ce qui compte.

J’invite celles et ceux qui se disent qu’il ne faut pas ajouter de vie à ce tableau immonde, qu’il ne faut pas enfanter en parallèle du chaos climatique qu’on provoque, à voir cette beauté pour ce qu’elle est : indispensable. Nous n’avons, au fond, pas d’autre choix que d’ajouter de la beauté, pour peu qu’on en soit capable, qu’on soit capable de ne pas nuire. Il faut contrer les maux et les problèmes par du soin et des solutions, et l’absence n’en est pas une. L’absence, d’un parent pour l’enfant, d’un enfant pour le monde, l’absence de beauté et de lumière, ne fait qu’accentuer l’obscurité, l’horreur, le chaos. Prendre soin de soi, prendre soin d’autrui, d’un enfant, construire ensemble autant et tant qu’on peut, est notre raison d’être s’il en est une. C’est le sens de la vie, si dure soit elle. Se donner à autrui, pour autrui, est paradoxalement ce qui remplit le plus, ce qui nous comble. Nous dépendons de la matière, mais l’enrichissons et lui donnons une caractéristique supplémentaire, que nous vivons positivement ou négativement en tant qu’êtres humains. Ce hiatus entre le bien et le mal, si manichéen soit-il, à la base des récits qui nous passionnent, se révèle valable. Valable notamment dans les yeux du nouveau né, qui abandonné ou maltraité périt, qui protégé se fortifie. Il y a les enfants soldats, et il y a Émile et tous ceux qui comme lui sont aimés. Les êtres humains qui forcent, violentent et tuent, ne sont pour la plupart que le produit, la conséquence, d’un support puis d’une éducation défaillante. On ne parle pas ici d’école, de notes, de savoirs et de connaissances. On parle d’amour, de présence aux moments cruciaux, d’accompagnement durant les premières peurs, les peurs primaires, qui ne prendront plus jamais le dessus ensuite. Il faut du temps, beaucoup de temps et de soin, pour transformer ces peurs et ces agressions de l’extérieur en quelque chose d’autre, en signaux, en simples reliefs qu’on pourra puis qu’on saura gérer, intégrer, compenser ou combattre.
Je ne suis pas réduit à espérer le mieux, à espérer dépité qu’on cesse de faire et de se faire du mal. Je peux, à l’aide de mes muscles et de mon intelligence, accompagner mon fils, qui deviendra capable d’en faire autant, et inviter, par ces mots, chacun à faire de même. À se chercher, à enfanter si possible, à prendre soin quoi qu’il en soit.

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03 décembre 2022, 11h59