Informatique

Pourquoi s’armer du logiciel libre dans la jungle numérique ?

Banquet antiGAFAM, par Peha, sous Creative Commons BY

Le numérique, qui irrigue désormais l’intégralité de notre société, est devenu l’un de nos organes vitaux collectifs, au même titre que l’énergie ou les transports. Nous (nos hôpitaux, nos services d’urgence, notre état, notre armée…) dépendons, pour survivre, de ce réseau intermédiaire d’échange et de stockage de l’information.

Lequel réseau est constitué à la fois de matériel, et de logiciel, à savoir le code informatique avec lequel nous interagissons avec la machine. Et qui dit interaction, dit influence. Or si la plupart d’entre nous ne comprenons rien à ce code et à ses langages, et ne pouvons donc pas l’influencer, c’est donc bien probablement lui qui nous influence, voire nous formate, quand il ne nous entrave pas carrément, de manière volontaire ou du fait d’échecs (appelés bugs en ce domaine).
Ce code n’est pas neutre, l’usage (généralisé) de cet outil informatique rigide et particulièrement complexe n’est pas anodin. Les ingénieurs et programmeurs derrière ces outils sont des personnes avec des intentions et des objectifs, pécuniaires mais aussi politiques. Et ces intentions peuvent être nobles, ou pas du tout. Quoique ce ne soit pas assez fait, exercer notre esprit critique et le principe de précaution en ce domaine aussi est impératif. Sous peine d'y perdre, sans s’en rendre compte, ce qu’il nous reste de libre arbitre. Et pour trouver le Nord dans cette jungle pas du tout virtuelle, on peut commencer par suivre la piste du « logiciel libre ».

Premières cares de l’Internet, Internet Archive, par Scott Beale,
sous Creative Commons BY-NC-ND

Table des matières

D’abord, qu’est-ce qu’un logiciel libre ?

Comme expliqué sur Wikipédia, encyclopédie qui est elle-même une ressource libre d’accès et contributive, le logiciel libre est un logiciel dont l’utilisation, l’étude, la modification et la duplication par autrui en vue de sa diffusion sont permises, techniquement et légalement.

C’est donc, notamment, un logiciel dont la recette de cuisine ou de fabrication (qu’on appelle le code source) est dévoilée. Sans cette recette, qu’on peut aussi voir comme la liste des ingrédients, impossible de savoir si, dans le cas d’allergies, on risque quelque chose en mangeant un plat préparé, ni si celui-ci contient des additifs ou autres joyeusetés du genre dont on préférerait simplement se passer.

Toute comparaison a ses limites, mais disons que sans cette liste d’ingrédients, nous nous retrouverions à devoir accorder une confiance aveugle aux entreprises et fabricants. Cette situation, qui semblerait à bon nombre d’entre nous inadmissible ou intolérable dans le domaine alimentaire, est actuellement la norme dans les secteurs numériques et informatiques.

M. Stallman nous explique ce qu’est le logiciel libre en 3 minutes

Sans que le collectif s’en rende parfaitement compte, il est en pleine indigestion (d’incitations, de notifications, d’interpellations lumineuses et sonores…).

En quoi ça nous concerne ?

Paradoxalement, l’omniprésence technologique, que l’omniprésence des écrans ne fait que rendre flagrante, est devenue vectrice d’exclusion pour les populations les plus fragiles et les plus précaires, en accentuant leur isolement et donc leur dépendance. Même les populations les plus agiles ne s’adaptent qu’à marche forcée. C’est donc d’une manière structurelle que nous devons aborder cet enjeu technologique, en tenant bien compte de la raréfaction du contact humain et de la violence de ce phénomène. Il n’est pas question que de machines et de technique, mais bien de nos corps et de notre rapport aux autres, de notre « cohésion sociale » comme ils ou elles disent.

Comment les membres d'un corps sociétal peuvent-ils encore s’entendre et se comprendre quand ils se voient de moins en moins, et que le rythme de leurs vies, calé sur celui des technologies, de l’électricité et des réseaux, ne cesse d’augmenter ? Nous sommes en quelque sorte pris dans un étau, et là comme ailleurs, une certaine vision de l’économie, à savoir la priorité donnée aux profits sur tout le reste, maintient et accentue la pression.

Un des centres de données de Google, dans l’Iowa,
par Chad Davis, sous Creative Commons BY

Cette priorité donnée aux profits se concrétise dans des pratiques plus ou moins légales mais certainement pas éthiques :

  • L’obsolescence programmée, qui contraint l’utilisateur à renouveler trop tôt matériel comme logiciel, dont la durée de vie a été limitée volontairement dès la phase de conception, ou ultérieurement lors de mises à jour logicielles de plus en plus souvent imposées.

  • La réparation rendue difficile voire impossible. Il est par exemple de plus en plus rare de pouvoir changer la batterie d’un smartphone, voire de réussir à ouvrir simplement certains appareils sans les abîmer.

  • Un modèle économique basé sur la publicité et donc sur l’attention de l’utilisateur, qui s’oppose à sa concentration, et s’appuie sur le profilage, lequel facilite la surveillance globale (s’intéresser aux révélations d’Edward Snowden), surtout quand ces profils hyper précis sont amassés et centralisés par quelques grosses entreprises.

    La surveillance omniprésente exercée par Facebook et Google sur des milliards de personnes représente une menace systémique pour les droits humains, avertit Amnesty International […] le modèle économique fondé sur la surveillance […] est par nature incompatible avec le droit à la vie privée et représente une menace structurelle pour toute une série d’autres droits, notamment les droits à la liberté d’opinion, d’expression et de pensée, ainsi que les droits à l’égalité et à la non-discrimination. – Amnesty International

    Nous sommes sur les réseaux dominants, dits sociaux, ou devant la télévision, des vaches dont le lait « attentionnel » est revendu aux annonceurs, en aucun cas des clients respectés. Ces annonceurs nous gavent en retour, comme on gave les oies.

  • La perte en autonomie et en compétences individuelles comme collectives, au profit de « prisons dorées » agréables à première vue mais qui entravent notre liberté et nous dispensent du bonheur.

La Quadrature du Net nous explique ce qu’est le profilage en 4 minutes

Il suffit de se pencher à nouveau sur les libertés accordées par le logiciel libre pour comprendre qu’elles désamorcent ou contredisent ces pratiques, leur nécessité ou leur nocivité, car non seulement les ingrédients et la méthode de fabrication sont divulgués (ce qui est le cas de l’ « open source », qui se limite à ça), mais en plus nous sommes encouragés collectivement à les étudier, à les modifier et les améliorer, et à diffuser les originaux ainsi que nos améliorations. L’on aborde alors la thématique du « Do it yourself », que je franciserais volontiers par « Faisons-le nous-mêmes », qui n’est au fond qu’une revalorisation de l’artisanat. Potager, bricolage ou matériels et logiciels libres, même combat !

D’un cercle vicieux, nous passons, avec ces quelques règles simples ou libertés fondamentales, à un cercle vertueux, chacun étant amené à trouver et pendre place et à contribuer à l’effort collectif. Ça commence par la diffusion du savoir puis par l’entraide, et ça peut aller jusqu’à l’ajout de code, mais de simples retours d’utilisateurs, la rédaction de documentation, ou de la traduction, plus accessibles, sont infiniment précieux.

Framalang, par David Revoy, sous Creative Commons BY

L’Éducation en tant que valeur fondamentale plutôt qu’en ligne de mire

De là, il est assez facile de faire la boucle avec l’éducation et nos écoles. On peut se contenter d’y enseigner des usages et de former des « employables » en les remplissant de savoirs théoriques beaucoup trop nombreux… ou bien l’on peut se focaliser sur des capacités (et non des compétences) nécessaires et transversales, à commencer par l’écriture et en finissant, peut-être, par le code (qui a tendance à précéder la loi, voire à la remplacer, au lieu d’être encadré par elle).

Le plus dur étant de changer ses habitudes (même lorsqu’on estime qu’il le faudrait), la clé est de prendre les bonnes habitudes le plus tôt possible. Ce n’est pas un hasard si Microsoft, qui n’a rien d’une fondation philanthropique, noyaute l’éducation nationale et lui verse des millions. C’est aussi un gros problème au Ministère de la Défense quand, a contrario, la gendarmerie nationale fait figure d’avant-garde dans « la maîtrise […] de la technologie », autrement appelée souveraineté numérique.

Carte des câbles d’internet, par NetworkAtlas

À titre personnel, j’aimerais que l’on apprenne, comme le faisaient nos grands-parents ou nos arrières-grands-parents, à coudre, à cuisiner un peu, à planter… pour ne pas être si dépendants des chaînes de travailleurs à l’autre bout de l’Europe ou du monde, mais quitte à devoir se contenter de l’informatique, permettons à nos enfants de comprendre et ne les enfermons pas dans l’usage.

Pour avoir mené des initiations à « la pensée informatique », préliminaire au code, en école primaire (dans le public, et en école Montessori), je peux vous assurer que le potentiel de nos progénitures est à peine concevable et que les méthodes et outils pédagogiques éthiques sont mûrs et continuent de progresser.

Dans ses fondements, le logiciel libre comporte une dimension éducative. La liberté de l’étudier aboutit en possibilité d’étudier. Ce mouvement influence qui plus est l’art, la culture, le savoir, la science et la recherche qui se libèrent à leur tour et commencent de redonner à l’humanité sa dimension universelle.

Entre écologie, solidarité et démocratie

On l’a vu en filigrane, il est aussi question d’environnement et d’écologie. Si le stockage et le transit des données de plus en plus nombreuses demandent et accaparent de plus en plus d’énergie, la fabrication des ordinateurs de toutes tailles et les déchets qu’ils deviennent, restent le plus gros problème.

M. Jancovici nous explique pourquoi nous polluons lorsque nous utilisons internet

Reporterre titrait récemment : La folie du smartphone, un poison pour la planète. Qu’on ne s’y trompe pas, ce sont bien des ordinateurs, plus sophistiqués par certains aspects que ceux sur nos bureaux ou dans nos sacs à dos, mais en plus de faire eux aussi quatre fois le tour du monde avant d’arriver là et de venir s’ajouter aux premiers, ils ont la particularité de casser très facilement et d’être remplacés en moyenne tous les ans ou tous les deux ans.

source : reporterre.net

Voir aussi : Mise en perspective des impacts du numérique

En l’état, ce sont de véritables boites noires, qui nous écoutent et nous localisent en permanence au prétexte de nous rendre service, et qu’il est difficile sinon impossible d’éteindre complètement. Les données personnelles qu’ils permettent d’accumuler mieux que jamais sont le nouveau pétrole des premières capitalisations boursières que sont les GAFAM. Ces dernières prennent qui plus est, à l’aide de ces données accumulées et en même temps que leurs homologues chinois, une avance considérable dans la prochaine révolution technologique et industrielle qu’est l’intelligence artificielle.

Le pire, c’est qu’ils rêvent d’intensifier encore la récolte avec les objets connectés, de la montre au réfrigérateur en passant par l’assistant vocal, la caméra de surveillance domestique ou la sonnette, et que la 5G, tant poussée parce qu’elle permettrait de tous les relier constamment, doublerait la consommation énergétique du réseau sans fil actuel.

C’est ainsi qu’on nous prépare, avec notre implication active et encore naïve, un monde toujours plus complexe, technologique et robotisé, aux antipodes d’une simplicité et d’une sobriété largement désirées, et qui pourrait bien s’imposer brutalement à nous faute de préparation.

Liste des matériaux présents dans un smartphone
Source : Ingénieurs sans frontières

Inversement, le logiciel libre pousse à la coopération, du fait de la mise à disposition de briques réutilisables et implémentables à souhait. On évite ainsi certaines redondances telles que des services ou outils identiques recréés par des concurrents pour piquer des parts de marché. D’un côté, l’on bâtit ensemble, de l’autre, on se fait la guerre économique, et des millions d’employés y consument leur vie.

Il est grand temps d’imposer la réparabilité, de favoriser le réemploi, tant à l’échelle locale qu’internationale, d’en revenir à des solidarités enrichissantes sur le plan humain, et de retisser des toiles et des réseaux de confiance en dehors d’internet et des contrats marchands.

Entre recycleries, cafés associatifs, repair cafés et fab labs, les moyens et les occasions de se rencontrer physiquement, de se former mutuellement et d’agir concrètement pour l’environnement devraient déjà ne pas manquer. Ces tiers-lieux font partie d’un mouvement de fond plus discret mais non moins puissant qui transforme actuellement nos sociétés, appuyé par nombre de bibliothèques et de médiathèques, lesquelles comprennent en général mieux que d’autres l’intérêt des ressources communes.

Les exemples ne manquent pas

Quoiqu’influencé dans l’autre sens, l’état reconnaît officiellement le logiciel libre, et le recommande à demi-mot aux administrations depuis (une circulaire de) 2012. Il fournit depuis 2014, par l’intermédiaire de la Direction interministérielle du numérique (DINUM pour les intimes, ex DINSIC), un socle interministériel de logiciels libres, le SILL, « portant sur le poste de travail, la gestion de parc, l’exploitation de serveurs, les bases de données et les environnements de développement ».

Il existe une initiative très intéressante nommée Public Money ? Public Code !, qui demande à ce que le logiciel financé par le contribuable soit mis à sa disposition, ce qui devrait aller de soi.

Argent public ? Code Public !

L’acte III de la décentralisation prévoyait, en 2013, l’obligation pour les collectivités locales de plus de 3500 habitants d’ouvrir leurs données publiques. L’association OpenDataFrance, qui apporte son soutien auxdites collectivités, mentionne la loi de 2016 pour une république numérique et résume leurs obligations.

On trouve ainsi de nombreux jeux de données intéressants sur data.gouv.fr, dont un découpage administratif communal français réalisé par les contributeurs d’OpenStreetMap.

En Europe, nous nous sommes récemment dotés d’un règlement qui va dans le bon sens et qui a fait grand bruit, le RGPD.

En France, la CNIL et l’ANSSI veillent au grain et font un travail intense de pédagogie. Voir par exemple les bonnes pratiques concernant la prévention de la délinquance par les mairies, ce guide de sécurité numérique des collectivités territoriales ou ces très techniques recommandations de sécurité pour systèmes GNU/Linux.

Le CERN, après avoir donné naissance au web en 1993 et l’avoir directement élevé dans le domaine public, travaille à l’ouverture de la science et s’émancipe des solutions commerciales.

L’April et Framasoft éditent un guide pour les associations, librement téléchargeable.

De nombreuses solutions pour les écoles existent, telles que Primtux, Emmabuntüs, ENPT, Xubecol ou Zorin Education et Grid

Des villes comme Fontaine ou Barcelone ont franchi le cap ou sont en train de le faire, et le projet openMairie nous y aiderait sûrement.

Le logiciel libre adopté par la maire de Fontaine

En nous inspirant de tous ces exemples et en nous formant, il est donc tout à fait possible d’en faire autant… et d’économiser les deniers publics. Cela ne tient qu’à nous.

Alors agissons

Démocratie, écologie, souveraineté, société, solidarité, économie… J’espère vous avoir convaincu de la pertinence du logiciel libre et de l’importance des aspects du numérique qui y sont liés.

Je suis convaincu que l’intelligence collective, non limitée aux équipes en entreprises ou par les hiérarchies, surclasse l’intelligence individuelle, et qu’elle doit être partout encouragée et sollicitée. Les urgences se précisent et les anciennes méthodes doivent céder leurs places.

Vous aurez sans doute perçu qu’un libriste (je n’aime guère les étiquettes, mais celle-ci ne m’offense pas) ne peut voir une mairesse ou un président de la république que comme des animateurs de démocratie. J’aspire à ce que nous soyons actrices et acteurs, décideuses et décideurs, pas de simples électeurs déléguant cycliquement leur pouvoir.