Journal

#03 - Nous préparons ta venue

Bonjour Émile, ou plutôt Bébémile, car c’est ainsi que nous t’appelons le plus souvent, et bonjour aux autres, à tous les autres. Je m’en rends soudain compte en l’écrivant, en assemblant difficilement les premières phrases de ce journal : il y a d’ores et déjà toi, et tous les autres.

N’en sois pas offusqué, toi qui fais partie de toutes ces autres personnes, je te respecte, en tant qu’individu et en tant que lecteur, mais le fait est qu’un être nous occupe particulièrement. Émile, notre enfant, occupe désormais toutes nos journées. Bébémile, tu focalises notre énergie, et c’est heureux. Ce que nous faisons du matin au soir, nous le faisons dans ton intérêt, dans l’intérêt de ce petit cercle familial dont tu fais déjà partie intégrante, sans encore être né.

Je tenais à écrire au moins un troisième journal familial avant cet événement crucial. Nous sommes au cœur de la nuit, début mai, les mots sont venus à l’occasion d’un réveil, et cette fois j’ai pris le temps. D’autres mots sont venus, fugacement, régulièrement, le long de ces semaines sans écriture, mais mon épuisement était tel que j’avais à chaque fois abandonné l’idée de me concentrer sur eux. Pas sûr que j’eus plus facilement résumé la quantité phénoménale de petits et gros changements quotidiens que nous opérons. C’est une période très dense, à tous points de vue.

Au-dehors, les végétaux s’expriment en formes et en couleurs innombrables. Le jaune des genêts, le bleu des lilas et des magnolias, le rose des rhododendrons, le blanc des pommiers et des autres fruitiers de la famille prunus, toutes ces petites fleurs au sol du jardin et des prairies, le vert des feuilles qui reviennent aux chênes tardifs… Les vaches paissent alentour, les lézards sont de sortie, chassés par Capuche et Tralala, qui ne parviennent pas à refouler leurs instincts malgré la nourriture qu’on leur donne et les reproches qu’on leur fait lorsqu’elles nous présentent, fièrement même, leurs petites proies…

C’est la première fois, je crois, que je saisis cette richesse du dehors au printemps, et qu’elle fait un si parfait écho à ce qui se passe en moi, en ta mère, en nous trois. Tu grandis à vue d’œil, non seulement parce que le ventre d’Alexandra est littéralement énorme (j’ai tendance à dire difforme, sans malveillance, et à faire de gros yeux impressionnés en le voyant), mais aussi parce que tu le modèles en te mouvant, en appuyant, et en réagissant. Oui oui, j’ose le dire, en réagissant. Non pas forcément à nos sollicitations verbales régulières, quoique… mais à beaucoup de sollicitations de cet environnement duquel tu es largement protégé mais auquel, toi, tu te prépares. Le froid d’une glace dans les rues de Semur ou sur la terrasse désormais plane, les vibrations dans la voiture ou celles de la musique qui te parviennent, les caresses de nos mains, le déplacement temporairement claudiquant de ta maman tombée dans l’escalier, le salé, l’acide ou l’épicé des vivres qu’elle ingère et qu’on partage avec bonheur… et zou, tu roules et navigues en son sein, dit-elle, tu glisses, la tête en bas, les pieds au ciel. Position de longue haleine qui m’interpelle… Nous vivons bel et bien dans le même monde, mais dès le commencement différemment.

J’avais commencé à décrire notre après-midi d’hier, au vide-grenier de Dompierre en Morvan, qui me permettait de retourner au concret du matériel et de faire la transition vers les aménagements de la maison. J’en profitais pour remercier ma mère et ma sœur, qui nous aident beaucoup, mais la fatigue pèse depuis le haut de mon crâne jusque vers mes paupières, et je crois que je préfère achever ce trop bref journal par l’évocation de nos efforts intellectuels plutôt que physiques.
Autant nous cherchons à pouvoir t’accueillir dans de bonnes conditions, avec le bon matériel, à défaut d’avoir la moindre expérience, autant nous cherchons à connaître et comprendre les besoins du petit humain ainsi que les phases de son développement. Je m’appuie sur « les 1000 premiers jours » et sur Montessori, mais il est aussi question d’allaitement, de portage, de bain, d’hormones et de motricité fine ou non… Le fait de pouvoir mêler l’expérience charnelle et le mûrissement intellectuel tous azimuts, à cette allure qui plus est, est une chance, provoquée certes, dont nous voulons profiter. Tu es une chance pour nous. Tu es une chance tout court.

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8 mai 2022