Journal

#01 - Point de départ

Tout a commencé par un Whaou.
Je ne l’ai pas prononcé, mais il s’est exprimé très nettement à l’intérieur de moi lorsque j’ai revu l’étang.
Cet étang devant la maison de ma grand-mère, partie depuis plusieurs années déjà.
Cet étang dans la lumière solaire d’un jour tout de même froid d’hiver, début janvier 2020.

Ces mots, ils viennent deux ans plus tard.
Que de chemin parcouru depuis.
Désormais, je ne chemine plus seul.
Alexandra m’a trouvé, puis on a adopté nos petites chattes, deux sœurs d’une portée de cinq dont un ami voisin ne pouvait s’occuper, et d’ici quelques mois, la famille devrait accueillir un petit humain, si tout va bien.

Au moment où ces mots viennent enfin, apparus dans la nuit, nous ne savons pas si notre petit humain sera de sexe masculin ou féminin.
Mais lorsque ces mots seront devenus un article et qu’ils auront été publiés, ce devrait être le cas, puisque nous retournons prochainement à la maternité pour l’échographie du deuxième trimestre.

Mais ne brûlons pas les étapes.
J’avais trouvé un point de départ. Mon point de départ.
Tout n’a pas commencé devant cet étang — toujours dans la voiture, le moteur tout juste arrêté — mais c’est bien à ce moment-là que j’ai décidé de recommencer. Ça faisait quelque temps que je songeais à me libérer du fardeau de l’écriture et du mode de vie qu’il imposait…

Devant cette étendue d’eau, miroir immaculé du ciel et des arbres — bleu chrome et vert conifère — ce fut le déclic. Ma cage thoracique s’est rouverte d’un coup. J’ai respiré, j’ai senti mon cœur battre, le sang affluer sans contrainte, comme on tombe amoureux, peut-être, mais d’un lieu plutôt que d’une personne. Et j’ai remercié Julienne, ma grand-mère, d’avoir mené la vie qu’elle a menée, et fait tous ces choix qu’elle a faits et dont j’aimerais, si souvent désormais, pouvoir discuter avec elle.

J’ai profité du lieu pendant deux ou trois jours, dormi deux ou trois nuits là-bas, dans l’air glacial qui passait encore sous les fenêtres qui ne fermaient plus bien. La beauté du lieu ne compensait pas ma solitude, voire l’amplifiait, mais commençait de me nourrir et promettait de me remplir. Puis je suis rentré. J’ai laissé passer le confinement, en ai profité pour découvrir vingt ans plus tard le jardin de ma mère chez qui j’habitais pourtant de nouveau depuis quatre ans, puis en juin, sur un coup de tête qui donc n’en était pas un, j’ai fini par acheter une voiture, malheureusement indispensable à la survie dans ce coin relativement reculé du Morvan. J’ai chargé toutes mes affaires dans un coffre de citadine, ai parcouru de nouveau les 250 km qui me séparaient de l’étang, et ai déposé l’ancre.

On doit pouvoir trouver maison plus isolée, ou cabane dans la forêt, or que l’eau de ville et que l’électricité y sont bien raccordés, et que le facteur passe. Il y a une route bitumée, que je décrirais comme peu usitée si des camions plein de troncs ne l’empruntaient pas plusieurs fois par jour, le temps qu’ils finissent de raser à blanc les centaines d’hectares de douglas plantés là quelques décennies plus tôt, à la place des feuillus. Outre les camions lourdement chargés, c’est presque autant de tracteurs, souvent chargés eux aussi, que de voitures, qui y circulent.

Je n’ai toujours pas fait mien ce hameau, ni les chemins qui y naissent, ni la forêt qui le borde, ni la rivière qui s’y écoule. J’ai par contre de la sympathie pour les vaches qui paissent dans les parcelles mitoyennes au Nord et a l’Est (tandis que l’étang est au sud de la propriété). Ces vaches ou ces bœufs font un voisinage discret, presque complice. Bref, en juin de l’année 2020, du haut de mes 34 ans, je déménageai, et c’est encore neuf par bien des aspects.

J’aimerais que ce point de départ me permette de raconter, ne serait-ce que partiellement, épisodiquement, tout ce qui a suivi, et tout ce qui suivra.
J’aimerais vous parler des rénovations que je mène depuis lors, des efforts consentis pour que cette maison presque habitable en l’état devienne un foyer sain et douillet, de bricolage donc, de mon expérience à l’usine, de nos chattes, de ma compagne.
Alexandra, elle, aimerait partager ses recherches en cuisine et au jardin, ainsi que sur sa grossesse. Il y aura cet autre chantier, de l’éducation et de l’enfance, et bien sûr, milieu naturel aidant, on cherche à intégrer tout ça, à comprendre et vivre tout ça, dans un monde vivant.

Il nous faudra donner un nom à notre enfant. Et je me rendais compte en écrivant, que nous devrions aussi nommer cette propriété qu’on a commencé à remodeler, où l’on se forme et se transforme. À la fois la maison qui nous abrite, et cet espace qui l’entoure, aux frontières concrètes mais douces, sans barrières ni clôtures, sans véritables haies non plus pour le moment. Nous nous trouvons bien à Lavernois, d’où l’adresse de ce site, mais n’occupons pas tout Lavernois. Le bon nom viendra avec le temps, à l’usage, en fonction de nos actions… Plutôt micro-ferme ou gîte ? Avec ou sans âne et four à pain ? Ou bien tout simplement lieu de vie…

Me vient une certitude cela dit, comme une nouvelle évidence : ce qui compte désormais, est de réussir à mêler ces deux entités pas encore nommées, à accompagner cet enfant que j’aimerais voir courir sur l’herbe devant l’étang, après les chattes, suivi des poules, tandis que les chauves souris la nuit prendront le relais. J’espère les voir mûrir, savoir les voir mûrir, en étant présent, et y contribuer. J’espère mûrir avec eux, vieillir ici, auprès d’elle qui m’a trouvé comme j’ai été trouvé par l’étang, retrouvé dans cette lumière solaire d’un jour froid de janvier. J’espère et c’est nouveau. J’espère alors que c’était inopportun. Je me suis accordé le droit d’espérer, d’aimer, un lieu, une personne, à commencer par moi-même, qui reste celui qui écrit, celui derrière les mots. Je me suis accordé des racines et un avenir, a travers les choix de ma grand-mère et cet humain qui grandit dans le ventre d’Alexandra qui dort à mes côtés.

Paradoxalement, j’écris tout ceci à Crécy, où nous sommes venus passer quelques jours pour les fêtes de fin d’année. Ça me fait du bien de ne pas dormir dans le garage et de pouvoir me laver. Mais l’année prochaine, nous fêterons Noël à Lavernois… comme cela arrivait il y a plus de vingt ans.

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30 décembre 2021