#05 - Premières fois
Une semaine… 7 petits jours en dehors du ventre de ta maman, et tant de premières fois déjà. C’est physique. Ça se passe surtout dans ton corps… et nous en sommes les témoins.
Ce qui m’a lancé dans l’écriture à l’instant, c’est à nouveau l’envie de témoigner, l’envie de te transmettre ce que nous observons quotidiennement désormais, presque constamment. Un regard sur toi. Ce regard qu’on pose sur toi autant que possible. Il y a nous, donc, dans cette équation, et il y a toi. Je nous distingue car, autant tu es et existes depuis des mois déjà, autant ta conscience n’a pas encore jailli.
Les 7 premiers jours de ta vie…
Jusqu’ici, tout va bien.
Jusqu’ici, nous pouvons être fiers de ce contexte qu’on t’apporte, de ce cadre qu’on donne à ton petit corps pas encore conscient de lui-même.
C’est l’évidence, mais elle reste stupéfiante : ça prend du temps. Un temps fou. Je veux dire, ta confiance, et cette conscience, ne vont pas poindre du jour au lendemain. À peine t’éveilles-tu, que tu fais quelques mouvements de bouche et de mains pour signaler ta faim, avant de crier immédiatement pour qu’on te nourrisse enfin. Ça fait pourtant déjà des dizaines et des dizaines de fois — 75 environ, mais je pourrais compter avec précision puisqu’on a tout noté… — qu’on te nourrit bel et bien. Mais à ce jour, tu cries toujours, sans doute parce que tu as franchement faim, étant donné la petitesse de ton estomac, mais aussi parce que ce petit corps craint véritablement de mourir de faim. C’est inscrit en toi comme en tout petit d’homme : sans nourriture, non, sans être nourri, c’est la fin. Ce corps sait bien avant que tu ne saches quoi que ce soit d’autre, que c’est l’absolue priorité et qu’on ne tergiverse pas avec tel absolu. C’est hurler ou mourir.
Et pourtant non. Ça n’arrivera pas. Ta mère et moi ne laisserons pas ce drame se produire. Nous veillons, et répondons à tes besoins. Nous sommes dévoués… ou plutôt devrais-je dire : nous occuper de toi fait notre bonheur comme rien d’autre auparavant ne l’avait fait… sinon nous côtoyer elle et moi. Mais nous ne pouvons te le faire entendre, pas avec des mots. Alors nous agissons : nous te portons, te caressons, Alexandra t’allaite 12 fois par jour, et cela dure entre 15 minutes et plus d’une heure. Autant te dire qu’elle y passe le plus clair de son temps éveillé, et une partie de son temps endormi aussi. C’est la technique que nous avons choisie : elle t’allaite dans notre grand lit, et t’y laisse dormir une fois repu. Elle s’endort avec toi. Ainsi nous dormons, et pouvons vivre le jour. Et comme ça nous inquiète un peu que tu sois dans notre lit, à cause de la couette ou de nous-mêmes, j’ai tendance, de mon côté, à veiller et vérifier, que ton visage est libre notamment, que tu respires et bien.
Une lumière reste allumée la nuit. Celle de la cuisine, puisque nous sommes à côté, dans la section salon de cette même grande pièce de la maison. Nous avons installé de quoi te changer près du grand évier, où tu as pris ton troisième bien hier. Ton troisième bain, mais le premier ici… Première berceuse, qui a bel et bien tendance à t’apaiser. Premier « schproumf » dans le cou, comme me faisait Évelyne. Premières selles jaunes et grumeleuses comme elles doivent l’être après le sombre méconium ; signe rassurant d’un allaitement qui fonctionne. Première promenade aujourd’hui, dans le sac de portage. Première nuit paisible. Première fois que nous avons autant de temps pour nous aujourd’hui. Première fois que tu prends la tétine… et que ça te calme. Première fois que tu la rejettes… ce que tu fais systématiquement depuis, comme si c’était déjà terminé entre elle et toi, comme si tu ne tolérais plus qu’on t’arnaque en te mettant quelque chose dans la bouche qui ne donne pas de lait. Premiers massages, premiers regards accrochés, premiers parachutages, première danse et premier trot de papa… Et tant d’autres à venir.
Grâce à toi c’est l’aventure. C’est du nouveau tous les jours. C’est l’impossibilité stricte de se reposer sur quelconque laurier. C’est l’émoi devant tes grands yeux océans. C’est la douceur de ta peau, le total abandon de ton corps quand tu dors profondément, la violence de certains de tes cris, la douleur dans mes oreilles, la pure naïveté de ton visage, neuf au monde, au monde que tu renouvelles dans le même temps.
Un renouvellement permanent de la vie, par ses propres forces, dont on fait partie. Aujourd’hui, tu as besoin de nous, et la nature nous donne des forces. Mais c’est enclenché, et le moment venu nous serons superflus, remplacés.
C’est comme une vague… une succession de vagues, qui ne se terminera jamais. La glace qui fond avant de geler une eau renouvelée. On participe de tout ceci… Alors on s’autorise un cocon. L’on se préserve des turpitudes humaines tous azimuts en se focalisant sur toi et sur nous, puisque tu en dépends. On ferme certaines portes pour en ouvrir d’autres, sur le jardin et l’étang, sur le ciel clair et les rayons de soleil. Il a fait beau et chaud aujourd’hui. Les oiseaux chantaient pendant notre balade, le vent caressait notre peau. Nous ne sommes pas allés bien loin, mais nous avons profité. Et je me demandais si tu les percevais, ces chants d’oiseaux, dans ton sommeil contre mon ventre. Et à défaut, si l’ensemble de cette nourriture pour les sens commençait à constituer ton socle.
Ces écrits, lorsque tu les liras, donneront-ils du relief au réel que ta mémoire ne pouvait encore préserver, ou bien altéreront-ils l’être que tu seras devenu, en lui injectant ma perception des choses ?
Quoi qu’il en soit, je m’adresse à toi, et j’use de l’écriture pour ce faire, de ce miracle qu’elle occasionne, en scellant et rouvrant le temps tout autant, et pour toujours une fois rédigée. Je modèle des capsules mémorielles, que le mouvement des yeux déverrouille. Celle-ci t’est nettement dédiée, mais m’épanouit d’abord moi. Ainsi je t’invite à créer, à créer à ton tour et non à détruire. Je t’invite à lire, à te projeter, dans le passé et les innombrables possibilités du futur. Lorsque ça ira mal, rappelle-toi que tout est possible, et que tout adviendra, dans cet univers ou dans un autre, qu’il ne tient qu’à toi d’initier ces possibles, de les provoquer. Puissent ces mots servir d’étincelles au besoin. Puissent-ils te rappeler que nous t’avons aimé dès le commencement, comme on s’aimait avant. Or si tout peut sembler évident, comme en cet instant, rien n’est jamais acquis. C’est vrai pour ce qui fait du bien, comme pour ce qui fait du mal. Et il faut se battre pour préserver.
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10 juin 2022