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#02 - Tandis que nous mûrissons

Nous nous sommes levés tard ce dimanche, 11h passé, après une nuit partiellement blanche, du fait que Tralala, qui exceptionnellement était restée dans notre chambre avec Capuche, a presque vomi vers 2h du matin, et qu’Alexandra s’en est inquiétée.

Hier soir, ou peut-être cette nuit — le temps file dense, et je ne sais déjà plus —, nous nous sommes accordés sur ton prénom. Alexandra a soudain proposé Émile, qui nous a convenu naturellement. C’était acté. C’était acté sans friction, et même avec une grande fluidité, après quelques phases de suggestions seulement au fil des derniers mois, sans qu’on se soit penché drastiquement sur le sujet. Comme le reste dans cette relation entre ta mère et moi : ça se fait bien, ça vient et semble-t-il bien.

C’est la veille, ou l’avant-veille, que nous avons appris, et vu, que tu étais un garçon… et que tu seras donc un jour, si le destin le permet, un homme. À moins que tu ne te sentes femme.
Chacun mettra ce qu’il veut derrière cette notion d’homme. Pour ma part, j’y mets de la douceur, et je souhaite qu’elle soit empreinte de prudence autant que de détermination. C’est-à-dire de clairvoyance.

Quand je distingue le garçon de l’homme, c’est en fonction de sa maturité, quoiqu’on ne cesse d’apprendre, et qu’il soit possible à tout age de progresser et de se développer, y compris physiquement. Car le physique inclut tous les sens, dont la force n’est qu’un aspect. Et nous nous attellerons à t’aider, à te donner les occasions constantes de te forger. Plutôt que d’éducation ou de formation, je vois, pour le moment et de manière théorique ou romantique peut-être, mon rôle de père comme celui d’un accompagnateur. Un accompagnateur capable de s’orienter, et par conséquent d’orienter. Un accompagnateur présent.

C’est l’écriture, et l’envie de témoigner, auprès de nos proches, mais aussi auprès de toi le moment venu, qui me permettent de verbaliser ce qui précède, de donner des contours à ce qui est déjà et à ce qui adviendra. Et c’est dans le cadre de ces contours sans cesse naissants, que je peux avancer, qu’ensemble avec ta mère et ses contours à elle, nous avançons, à trois d’ores-et-déjà.

Si tu en es capable, tu dessineras tes propres contours, plus tôt que tard certainement, sans qu’on s’en rende compte immédiatement, et ça nous épatera ensuite probablement, puis tes contours altéreront les nôtres, et ceux de ton entourage. Nous formerons ainsi une famille, et tu auras des copains, puis des amis.

L’humanité serait cela : la somme de nos dessins mentaux, autant que la somme de nos êtres de chair. L’humanité consciente autant qu’animale.

Est-il trop tôt pour philosopher ? Est-il jamais trop tard pour conceptualiser, pour essayer de comprendre ? Est-ce que cela t’avancera ?
Il y aura beaucoup à lire, et à vivre, pour mieux appréhender tout ça, pour mettre la main sur ce qui nous motive, nous pousse à nous mouvoir.

Question locomotion, hier fut particulier. Je n’ai pas envie, là tout de suite en tout cas, de m’attarder sur les travaux en cours dans la maison. C’était laborieux et chaotique, et les difficultés ont plutôt tendance à s’accumuler tandis que le délai avant ta naissance, lui, rétrécit. Mais je reste confiant. Je ne suis pas bloqué pour six semaines comme l’artisan qui s’est blessé la main et que j’ai dû emmener aux urgences.
Alexandra, de son côté, continue de tenter d’acquérir les connaissances autour du nourrisson. Allaitement, conservation du lait, biberons, tétines, sommeil, portage, poussettes, couches lavables, vêtements… après l’apprentissage de la grossesse et la planification de l’accouchement. Nous n’en sommes pas aux cycles de l’enfant, nous en sommes au pragmatisme, au désir de savoir faire, à vouloir pouvoir nous occuper de toi alors que nous n’avons jamais pris soin d’un nourrisson avant ça. Nous n’aurons jamais pris soin d’un nourrisson avant toi. Et aussi, nous apprenons quelques signes dans l’espoir de pouvoir communiquer avec toi le plus tôt possible, de pouvoir mieux répondre à tes besoins le plus tôt possible.

Petit Émile.

Tu donnes des coups sans le savoir, sans t’en rendre compte, et ça me permet de te voir autant que ça m’inquiète — même si c’est normal — pour le ventre d’Alexandra. De te sentir, quand je pose ma main sur son ventre, plutôt que de te voir.
Je l’ai peut-être déjà écrit précédemment, mais ça reste beaucoup plus concret pour elle que pour moi.

Aidé des échographies, tu m’apparais soudain, parfois, et je me rappelle que ce foyer en devenir qui m’occupe tant n’est là que pour nous accueillir, qu’il n’est pas la fin en soi, mais un moyen, pour nous tous de grandir, et que, puisque nous grandirons jusqu’au bout, nous avons le temps. On se débrouillera bien quoi qu’il en soit
C’est déjà ce qu’on fait. À 11h30 dans les 8 degrés Celsius du garage, ou séjourne une cuisine encore déplacée pour vider la buanderie cette fois. À 12 degrés Celsius maximum tout le mois de décembre et encore début janvier.
Mais ça y est, depuis la mi-janvier, nous dormons et vivons le plus souvent à nouveau au premier étage, dans une chambre non finie mais aménagée, et chauffée. C’est de jour et à mon bureau que cette fois j’écris. Ici, à Lavernois. Non loin de l’étang que je ne vois pas présentement. En présence de ma compagne, conjointe, concubine, assise sur le matelas au sol et couverte partiellement de la couette, ainsi que de nos deux chattes, qui elles sont sur la couette. Tralala, la magnifique chatte blanche, que nous avons très hâte que tu rencontres, regarde par la fenêtre. Elle ne peut pas voir le pâturage, vide de vaches en cette saison, mais regarde sans doute les oiseaux. Ces derniers commencent à s’affairer dans les branches des chênes qui bordent le terrain. Combien de cercles concentriques, de limites, théoriques ou moins, vivantes ou non, entre le moi derrière ces mots, et la maison du voisin derrière le pâturage ? Capuche, qui vient de profiter d’une caresse, se met à ronronner. Elle ronronne fort, comme un petit moteur naturel et tellement doux par rapport à ceux que nous autres fabriquons. La lumière est douce, pas tout à fait terne malgré le ciel blanc gris, plein de nuages calmes. Il n’y a par ailleurs presque pas un bruit, comme c’est souvent le cas ici, ce que j’apprécie tout particulièrement. Je me rends compte que c’est adéquat pour écrire, qu’ici j’écris bien. C’est adéquat pour penser, pour agir, c’est adéquat pour grandir. Le bruit qu’on fait se dissipe alentour, et il y a les bruits de la forêt, qu’on ira explorer.

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30 janvier 2022

PS : MERCI à tous de nous aider ainsi sur le plan matériel !