Journal

#06 - Accompagnés de Brassens

Bébé est dans son transat face au matelas qui nous sert de lit. Nous venons de manger quelques raviolis d’une qualité juste correcte, mais cuits dans une casserole bouillante en quelques minutes, ce qui est arrangeant en ce moment. Nous avons pris chacun notre assiette et une simple fourchette, pour manger sur le matelas devant Émile, avec lui.
Ça fait des lunes qu’un air de Brassens nous harcèle.
Peut-être parce que nous l’avons entendu au loin lors d’une visite à Saint-Agnan…
Peut-être parce que mes improvisations façon comptines, à force de recherches et répétitions, m’ont mené par chez lui… alors que je ne l’ai, contrairement à ma mère, jamais réellement écouté.

L’ordinateur portable et l’enceinte sont là, à portée de main. Pas un fil. Batteries qui tiennent et connexions aériennes. J’accède au service de diffusion de musique, exhaustif, pour lequel je ne paye pas d’abonnement mais dont la publicité est empêchée. Et cette fois j’y pense, à faire jouer Brassens, pour l’exorciser.

C’est comme s’il était là, avec nous, dans la pièce. La qualité est telle, et avec des équipements technologiques devenus si peu coûteux… Ça m’a épaté. Ça continue de m’épater, ce confort musical et cinématographique commun.
En parallèle, j’écoutais le texte.
La petite musique à la guitare accompagne sans provoquer stupéfaction.
Les « e » accentués en fin de phrase et les « r » trop roulés m’ont toujours un peu gêné, aussi.
Mais les textes, c’est net, sont fins. Ils sont prenants.
Une musique calme, tout à fait adéquate à la place des comptines débilisantes…
Une musique qui s’accommode bien des babillements de bébé, qui d’ailleurs semble apprécier. Apprécier la musique, l’ambiance, la sérénité de ses parents, leur présence à eux deux… La chatte et son chaton ne l’occupent pas vraiment en revanche. Hors radar ? Et quand je lui mets la tête devant ces petits animaux poilus, ça le fait pleurer. Alors que quand je te mets le nez dans le basilic puis la menthe, tu sens…

Ce moment un peu hors sol… Ce moment de bonheur, disons-le… Succède à d’autres, bons et moins. Par trois fois hier, tu m’as hurlé dans les oreilles au point de provoquer la douleur, et même ensuite ce sifflement caractéristique de la perte d’un peu d’audition…

Juste après avoir écrit et diffusé le journal précédent, il y a eu des semaines difficiles.
Je crois, mais ne sais plus bien, que les difficultés se sont accumulées : covid, canicule, mon opération au genou plus récemment, mineure mais qui m’a couchée quelques jours durant du fait de maux de tête…
Alexandra, elle, est stable comme un roc. Le calme et la douceur perpétuelle. Incroyable stabilité. Résilience incarnée face aux changements instantanés d’humeur de bébé. Et cette absence de frustration, ou presque.
Tandis que je subis davantage…
Et alors que je trouve plus de moments pour moi (n’allaitant pas). Alors je m’occupe à la publication web.
Ce site a ou va évoluer. J’ai testé, écrit et partagé à ce propos, profité de retours sur l’un des espaces sereins du par ailleurs piètre internet actuel.

Bébé s’agite dans son transat…

J’ai souhaité surfer sur le hors sol. Il m’a semblé important de témoigner en cet instant.
Ces minutes, ces heures de bonheur, sont possibles.
Quel que soit le bordel sociétal et environnemental… Les forêts de France qui brûlent, l’hiver qui s’annonce froid faute d’un certain combustible fossile, les salvatrices oppositions à l’assemblée… On ne regarde pas « la télé ». Bébé ne l’a jamais vue. Il n’a jamais baigné dans le brouhaha compulsif et pressant de l’infodivertissement publicitaire entrecoupé de téléréalité. Mais nous ne sommes pas coupés du monde. Loin s’en faut. Et l’on savoure notre cocon, temporaire qu’il soit.

Je débattais avec beau-papa le week-end dernier, lors de sa première visite ici. C’était âpre et gueulard malgré nos proximités. Bébé m’a entendu porter la voix plus qu’à l’accoutumée… Bébé avait largement disparu tandis que j’étais dans mes réflexions et l’expression mêlées. C’était stimulant d’une certaine manière. Déprimant d’une autre. Sa mère en a profité pour prendre l’air avec son fils. Merci, de t’en être occupé, comme tout le jour chaque jour.
Je disais à mon beau père qu’on devait faire preuve d’abstraction comme ça semble impossible tant elle doit être grande, pour ne pas voir le gouffre devant nous, la profondeur du gouffre devant nous, vers lequel on court toujours plus vite.
Je lui disais, sincèrement quoique sans voir l’avenir, qu’Émile ne profiterait pas de notre situation, de ce calme avant la tempête ; qu’il la subirait, cette tempête ; qu’il ne pourrait peut-être plus en faire naître et vivre, d’enfant, lui (faute de conditions adéquates). Qu’il ne pourrait en conséquence pas connaître ce bonheur qu’on vit avec lui.

Voilà qu’il swingue dans son transat…
Quand il s’agite, son siège fait comme une balançoire.
Brassens, qui n’est pas dans la pièce, accumule les chansons. L’une puis l’autre, d’ambiances différentes… Il ne bande pas pour Lulu tandis que j’évoque l’effondrement civilisationnel…
Serait-il d’accord, s’il était dans la pièce ?
Convaincrait-il beau papa d’être davantage anarchiste ?
Était-ce bienvenu d’infliger à beau papa l’échec de son militantisme écologiste de longue haleine ?

Peut-être la génération d’Émile saura-t-elle faire mieux que nous…
Improbable.
D’autant que les dégâts sont faits, on le sait.

C’est paradoxal, mais il me fallait de ces petites apothéoses familiales pour pouvoir aussi évoquer ces thèmes plus sombres qui m’interpellent quotidiennement, et surclassent la fatigue domestique.
C’est la beauté de cette période, intensifiée par sa pureté à lui, billes au cœur bleu à la place des yeux, vue sur l’océan, démon hurlant. Ménage à trois, bisous et chansons, celles improvisées d’un père bien attentionné, celles d’un professionnel trépassé. Entre marathon, et montages russes.

À tort ou à raison, je culpabilise.

En attendant, on change les couches sur tubes eighties.
Et tout va mieux que bien.
I’m so exhausted excited !

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28 juillet 2022