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#09 - La trace infime des hurlements dans la nuit

Émile vient de se réveiller, à la fin de son premier cycle de sommeil, comme il en a pris l’habitude. Il a pris l’habitude de demander les bras pour s’y rendormir, et de les demander à la manière d’un bébé qu’il est encore, à savoir en pleurant et en criant puis, assez vite, en hurlant.
Le plus simple, à très court terme, le plus simple pour que cette nuit ne soit pas davantage agitée, le plus simple pour qu’il se rendorme et peut-être que je me rendorme aussi, serait de répondre à cette sollicitation, c’est-à-dire d’émerger pour me rendre compte que je suis moi et dans mon lit, de me lever, d’aller dans sa chambre qui se trouve juste à côté, de voir ce petit être humain se redresser en me voyant (s’il n’est pas déjà debout, équilibré au mur, au meuble ou à la porte), de mettre mes mains autour de ses côtes, de me plier un peu, en pensant à préserver mon dos si possible, de l’amener jusqu’à mon torse, et de me satisfaire de cette sensation unique de pouvoir calmer mon fils et ce qui semble être un terrible chagrin rien qu’en étant moi-même et présent, rien qu’en le prenant dans mes bras. Il faudrait alors attendre un peu, pendant une durée qu’on finit par sentir sans la connaître, avant de le retourner à son lit et à sa position allongée, sans trop le réveiller de nouveau ni retourner à la case départ, ce qui est faisable lorsqu’il est bien apaisé, puis de retourner dans ma chambre.
Mais ce n’est pas ce que je fais.
Ce que je fais, cette nuit, c’est viser de meilleures nuits, sans ce premier réveil devenu habituel, avant celui de 5h encore pour le premier biberon, puis celui vers 8h pour commencer la journée. Trois réveils au lieu d’un seul, et des nuits entrecoupées qui ne me conviennent pas, mais qui conviennent à Alexandra, quand elle est là, c’est-à-dire la moitié de la semaine désormais, et qui lui permettent de lui donner le sein et d’entretenir sa lactation.
De mon côté, j’avais déjà fait l’effort, déjà poussé Émile dans le processus, visiblement douloureux d’abord, de passer ses nuits seul, puis de passer de bonnes nuits bien pleines. Mais j’ai lâché du lest, à telle ou telle occasion, et nous sommes retombés dans ces nuits hachées, qui ont pour elles, désormais, d’être prévisibles et donc un peu moins difficiles.

Nous sommes début avril. Je ne me souviens plus bien du déroulé exact, et je crois n’avoir pas pris le temps de l’écrire, mais j’ai obtenu en janvier, une fois nos allers et retours hebdomadaires en Île-de-France terminés, au gré de débats et de disputes avec Alexandra, qu’Émile dorme dans son lit, dans sa chambre, et qu’il prenne un biberon de lait maternisé avant le coucher. Lequel lait maternisé, plus difficile à digérer paraît-il, était censé être la solution pour qu’il n’ait plus faim la nuit.

Sauf qu’en fait pas du tout. D’abord parce que l’habitude de manger toutes les 2 heures était bien ancrée, ensuite parce que son estomac avait la taille adaptée pour ce faire. Si bien qu’il m’a fallu des semaines à travailler sur ce point, à augmenter progressivement la quantité qu’il ingérait en une seule prise, pour lui permettre de boire enfin les 200 mL recommandés avant le coucher. Il nous a fallu des dizaines voire des centaines de biberons pour prolonger, peu à peu, ses périodes de satiété.

Et sur ce point comme sur les autres, Alexandra et moi avançons différemment. Elle, qui s’occupe d’Émile du jeudi au dimanche midi, continue tant que c’est possible de lui donner le sein, et de le faire de manière plus instinctive, plus courte et plus rapprochée. De mon côté, j’ai misé sur une rigueur et une régularité qui ont, je le crois et à l’occasion seulement, permis d’obtenir ces quelques nuits pleines. Trois repas solides, et trois biberons, avec au maximum 13 heures entre le dernier biberon de la journée à 20h, et le premier repas à 9h le lendemain, le temps de se lever, de changer sa couche et de se mettre à table. Quelques succès donc, mais des progrès en demi-teinte, et une double démarche qui nous a valu quelque houle, quelques moments difficiles, notamment parce que j’ai été, davantage qu’elle qui se rendort plus facilement, très attaqué par l’épuisement lié aux nuits blanches de janvier et février.

En janvier toujours, Émile a commencé à se mouvoir : il rampait, par à-coups, avec les bras seulement je crois (8 mois), puis il a marché « à quatre pattes » en février (9 mois). En mars, il crapahutait à toute allure.

Nous avons de la chance d’avoir de l’espace, et souhaitons le restreindre le moins possible. Faute de parc, j’ai trouvé la solution de le parquer entre la cheminée (que nous n’utilisons plus, cela va de soi), le fauteuil, et des chaises allongées qui faisaient office de barrière. Il a appris à passer à travers, puis à les déplacer, en les poussant d’abord, en les tirant aussi ensuite, bref, à trouver le moyen, d’une manière ou d’une autre et malgré mes améliorations subtiles, d’en sortir. Ce qui n’était pas grave, puisque alors il avait simplement tout le salon à sa disposition, et s’est même avéré être un apprentissage multiple (non volontaire de notre part) de plus. Il n’était pas confiné dans un parc acheté ou dans un lit parapluie, et avait en effet plus d’espace dans l’ensemble du salon, mais ce n’est pas ce qui comptait. Ce qui comptait, et ce qui compte toujours, est de pouvoir aller où il veut, de pouvoir toucher à tout, tout déplacer, tout mettre à la bouche, de pouvoir explorer, manipuler, agiter, comprendre en quelque sorte, et faire au même endroit que nous (j’allais dire « que les adultes », mais ça n’a pas de réalité le concernant), ou même sans nous, en dehors de notre vue.


L’aspirateur, son jouet préféré, sans doute parce que c’est le plus bruyant des jouets bruyants, et parce que nous l'utilisons nous aussi, est devenu un allié précieux, l’occupant littéralement des heures. Les portes et leur mécanique aussi. Portes qui me permettent d’en revenir à la description de cette nuit précisément. Car cette nuit, au lieu de rester à hurler dans sa chambre et dans son lit, avant de se rendormir éventuellement, il s’est à nouveau levé, il est à nouveau allé à la porte, mais il n’a pas tapé dessus comme il le faisait la semaine dernière. Il l’a tirée (car je ne l’enferme, là encore, volontairement pas) et est tout simplement sorti.

Alors j’ai prolongé mon écoute et mon observation… et me suis étonné qu’il ne se dirige pas vers ma chambre mais vers la porte du salon. Je suis pourtant parfaitement sûr qu’il me cherchait moi. Peut-être est-ce parce qu’il ne fait pas la différence entre le jour et la nuit, et qu’il pensait me trouver dans le salon, puisque nous y sommes de jour. Peut-être est-ce plutôt ou simplement parce que sa capacité à s’orienter, de nuit, dans l’obscurité, et en pleine crise, est diminuée. Bref, j’ai dû intervenir malgré ma position initiale de ne pas le faire et, après avoir de nouveau douté et de nouveau dû combattre cette urgence de lui venir en aide, j’ai fait le choix de rester ferme : je me suis déplacé, mais ne l’ai pas pris dans mes bras. J’ai dit « non », deux fois, ou trois fois, ni trop doucement ni violemment — un « non » que je prononce très souvent, qu’il comprend parfaitement, et dont il choisit sciemment de ne pas tenir compte le plus souvent — avant de me diriger vers son lit. Mon objectif étant qu’il comprenne que je souhaite qu’il y reste, et aussi qu’il comprenne qu’il peut et doit se rendormir sans moi, sans mes bras. Je me suis assis, car son lit est au sol, et le temps que je remette en place sa dégourdine, il est effectivement revenu jusqu’à moi et son lit… sans cesser de pleurer ni de crier, car lui aussi croit avoir quelque chose à me faire comprendre. Une fois à ma portée, je l’ai enfin pris, mais seulement pour le déposer aussitôt dans son lit, ce qui a transformé les cris en hurlements terribles, ceux-là même qui perçaient mes tympans quand j’en avais encore… le genre de hurlements et de nuits qui me rendent certain de ne pas vouloir de deuxième enfant, même si peut-être ce serait mieux pour lui, même si Alexandra le voudrait et le ferait, et malgré les nombreux moments de bonheur pur en sa compagnie. Une fois dans sa dégourdine et sous sa couette, je l’ai tourné d’un quart de tour, afin qu’il soit sur le côté et face aux gros coussins contre le mur, et l’ai maintenu ainsi, alors qu’il se serait relevé sinon. Quelques secondes plus tard, il commençait à retrouver son calme. Quelques secondes de plus, et je retirais ma main mais sans faire d’autre mouvement ni de bruit. Peu à peu, il s’est ensuite et ainsi calmé, seul. Sa respiration, haletante, est redevenue plus claire. J’ai entendu, depuis ses poumons, des espèces de raclements que je n’avais pas entendu auparavant, preuve supplémentaire que ces crises sont de vraies crises.

Ces crises, je les prends au sérieux, je ne minimise pas leur importance, mais j’essaye, plutôt que de les éteindre quand elles arrivent avec régularité, de faire en sorte qu’elles ne se produisent plus. Et comme je l’expliquais plus tôt, j’ai souvent réussi. Mais Émile profite de cet interstice, de ce désaccord entre sa mère et moi, ou plutôt de cette différence dans notre gestion, pour prolonger sa condition. J’écris « profiter » même si j’estime en réalité qu’il n’en tire aucun profit, qu’au contraire ses nuits sont, comme les nôtres, moins bonnes, et ce alors que ses capacités physiques lui permettraient d’en profiter véritablement désormais. Et je dis tout ça sans agresser non plus ma compagne. Notre noyau familial se compose de trois personnes, toutes différentes, et le compromis que nous faisons avec Alexandra est ce qui nous permet de tenir, ce qui permet à cette famille spécifique de trois personnes uniques et différentes, de perdurer. Ce n’est pas parfait, mais rien ne l’est. Émile agirait et réagirait différemment, peut-être un peu mieux la nuit, si nous nous en occupions séparément ou seuls, mais il y perdrait bien davantage au change, tout comme nous. Les mois de janvier et de février ont été difficiles.

Nous avons trouvé un nouvel équilibre, qui ne durera pas, courant mars. Cet équilibre ne durera pas car la situation continuera d’évoluer. Même si désormais nous sommes chez nous, même si nous avons décidé d’y rester, de rester ici, à Lavernois, malgré les contraintes diverses et pour ce que ce cadre, cette propriété et cette maison, nous apportent. Elle évoluera parce qu’Émile change rapidement, parce que les saisons passent et le temps change, parce que, par exemple, l’heure a changé récemment et qu’il a fallu se recaler, parce que, soudain, du jour au lendemain, il faisait jour au moment de se coucher.
C’est ainsi, ce n’est pas grave, au contraire. Il est important de continuer de s’adapter, de traverser les crises et la tempête, de vivre en somme. Il est crucial de ne pas tomber, ou retomber, dans la facilité, celle d’une vie solitaire notamment.
J’estime n’avoir plus le choix. Émile est l’involontaire garant de son propre encadrement. Je souhaite qu’il ait deux parents, je souhaite être à la hauteur d’une famille de trois personnes, et que cela se fasse, malgré certaines inévitables périodes plus difficiles, en bonne entente et en bon accord, jusqu’à son émancipation au moins.
Je ne suis pas toujours facile à vivre non plus. Alexandra est la plus patiente de nous trois. Mais ma relative impatiente a du bon, elle nous équilibre aussi : j’impose (ou du moins j’essaye d’imposer) davantage de limites à Émile, lesquelles sont essentielles. Et je pousse Alexandra et notre couple à obtenir certaines conditions de vie (tant pour le travail, notre lieu de vie, ou dans notre organisation quotidienne) que trop de patience et de résilience empêcheraient. De son côté, elle me lisse, et permet à Émile de transiter par sa phase bébé aussi longtemps que nécessaire. Elle permet à sa psyché et à son corps de progresser à leur rythme, tandis que je le vois, à 10 mois seulement, déjà presque comme un enfant, comme un alter ego capable de comprendre et d’agir, ce qui est le cas… mais seulement jusqu’à un certain point. Il est épatant, sérieusement.
Alors voilà, les conditions sont celles-là, et plutôt bonnes m’est avis : de l’espace, de la chaleur, de l’attention, du soin, de la présence… et ces conditions forgent Émile en même temps qu’ils les balancent copieusement et quotidiennement par-dessus bord.

J’ai pu reprendre les travaux dans la maison depuis deux semaines. Pas encore le volley, qui m’épuiserait pour le vendredi. Je ne tiens plus jusqu’à 23h, et même difficilement jusqu’à 22h. J’ai pu, enfin, sceller cette baignoire qui depuis un an m’attendait, et qui m’occupait régulièrement l’esprit (comment faire ce que je n’avais jamais fait, cette plomberie et cette petite maçonnerie spécifiques, dans cette pièce spécifique…). Après un jeudi de repos (pour moi surtout), je peux travailler (moi aussi, même si en dehors du monde de l’emploi) le vendredi et le samedi.
Cela fait suite à l’excursion à Paris, où j’ai posé du carrelage pour la première fois, il y a quatre semaines environ. Opération nécessaire du fait d’un « dégât des eaux » dans mon appartement loué. C’était la première fois depuis la naissance d’Émile que je passais plusieurs jours sans lui, que je passais de nouveau de vraies bonnes nuits, seul, et qu’en plus je pouvais retourner au restaurant. J’en ai à la fois bavé et profité, avant de rentrer d’abord d’autant plus frustré puis positivement changé. Il n’y a pas qu’Émile et que le temps qui changent. Cette vie est incroyable, à peine attrapable et compréhensible. Elle nous projette, nous malmène, nous baigne de lumière aussi. Et ces mots, ces écrits, n’en gardent qu’une trace partielle, parcellaire, qu’une trace infime.

Nuit du 4 au 5 avril 2023, 02h47

Photo d’illustration par MudflapDC sous Creative Commons BY-NC-ND