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#04 - Un jour pas comme les autres

De l’activité dans et en dehors de la chambre, 4h30 du matin, Alaxandra a la bougeotte. Elle me réveille régulièrement la nuit, rien d’anormal. Je vais dans le salon, elle se demande si elle a des contractions, et note les moments où elles commencent et s’arrêtent… « Et si c’était aujourd’hui ? ».

J’envisage toujours d’aller me recoucher, mais puisqu’on a parlé et que la lumière est allumée, autant manger un coup, puisque je ne me rendormirai pas tout de suite… Au cas où, je nettoie le peu de vaisselle laissée dans l’évier hier soir. Au moment de finir, l’esprit tranquille, Alexandra fait une flaque sur le travertin. Pour elle plus de doute. Pour moi, ce n’est toujours pas clair, mais la pression monte vite et net : je rassemble et descends dans la voiture les affaires préparées depuis deux semaines déjà, tandis qu’elle se douche partiellement et tente de s’habiller tout en baptisant plus avant le travertin. J’essuie plus ou moins, la voiture est prête, une photo dedans avant de quitter la propriété, et nous partons.

5h50 du matin, je roule doucement entre forêts et champs, nous avons déjà croisé une biche par le passé et la probabilité que cela arrive de nouveau à cet horaire est accrue. On profite d’un beau lever de soleil, sur les paysages déjà magnifiques en temps normal. « Dernier lever de soleil de nos vies d’avant d’être parents… ». « Ne dis pas des choses comme ça, tu vas me mettre dans l’émotion ». Sous entendu, rivière de larmes en approche. Alexandra avait la larme facile avant la grossesse, et l’a toujours. Je trouve une place juste devant l’entrée des urgences de l’hôpital de Semur, par laquelle nous devons passer. Quelques pas encombrés d’Alexandra jusqu’à la section souterraine de la maternité, où les femmes accouchent. Je sonne, mais une dame qui vient travailler nous ouvre et nous demande d’attendre un peu plus loin. Une sage-femme nous accueille, nous entrons en salle d’observation.

06h30 environ, début des hostilités… et du « monitoring », pendant lequel sont effectués divers prélèvements sanguins et corporels, plus quelques formalités encore. « Bébé va bien », d’après cette première heure de surveillance de ses battements cardiaques, et maman « gère très bien » la douleur, « c’est parfait », d’après la sage-femme. Je me dis dès cette heure matinale qu’Alexandra est résiliente. D’autres personnes lui feront la même remarque sur sa bonne gestion au fil de la journée, pour l’encourager mais pas seulement. Alexandra s’est préparée, et elle applique la méthode. Mobilité, mouvement du bassin, respiration contrôlée… Le col est effacé, mais à peine dilaté. Comme la poche des eaux a été fissurée et bien (la salle d’observation a connu le même sort que notre salon), nous ne sommes pas renvoyés chez nous. Les contractions sont bien là, le pré-travail est en cours.

07h45 environ, nous arrivons dans notre chambre, numérotée 7, au fond du couloir de la section émergée de la maternité. Nous avions visité le bas, et suivi les diverses préparations ici, en haut, nous sommes donc en terrain connu. Ça fait du bien d’entrer dans nos quartiers. La salle de bain nous avait fait rêver il y a plusieurs mois, alors que nous étions en pleins travaux. D’ailleurs, c’est hier que nous avons pu prendre notre première douche à la maison. Le timing est bon. Et la douleur s’accentue. Les contractions demandent clairement toute l’attention d’Alexandra. Je commence à essayer de l’aider : massages du bas du dos, et narratif dans notre jardin et sur l’étang, avec la sautillante Tralala, suivie de ce furet qui lui sert de queue, dans les hautes herbes. Un héron passe sur l’étang, il plane. Alexandra est montée dans une barque, l’eau est calme, la brise légère… Mais la solution préconisée par une autre sage-femme fonctionne mieux : profiter de la douche. On y emporte le ballon gonflable, j’active les jets d’eau chaude pendant les contractions, et les déplace autour du bas du dos et du début du ventre. Alexandra respire… et endure. Toutes les 2 à 4 minutes, de manière irrégulière, la douleur assaille.

11h30 environ, la sage-femme nous propose d’aller en salle nature, désormais disponible. L’occasion de passer un cap spatial, en se rapprochant de la salle d’accouchement, même si l’ouverture du col ne se fait en réalité que lentement, très lentement. 3 centimètres en 6 ou 7 heures… il en resterait au moins autant à parcourir. « C’est normal pour un premier enfant ». Sauf que ni la grande banquette ronde ni l’espèce de siège avec ballon au sol ne conviennent à Alexandra, qui préfère rester debout ou accroupie sur son ballon et surtout devant un mur et s’appuyer sur lui. Et il ne reste qu’un étroit pan de mur disponible dans cette pièce bien chargée en équipement. Tralala a foutu le camp avec mes récits devenus complètement anecdotiques face à la douleur et désormais à la fatigue qui s’accumule. Le point clé et chaud de cette salle, c’était la baignoire. La position n’est pas idéale dedans, mais la chaleur aide effectivement, avant de devenir oppressante, même pour Alexandra qui n’adore rien de plus qu’un bon bain chaud.

15h00 environ, la fatigue et la douleur ont malheureusement pris le dessus. Je vois ma compagne flancher à la fois progressivement et rapidement, et je ne suis plus d’aucun secours. Ça fait un moment que je ne peux plus la masser ni la toucher. Je reste calme, et fais l’interface avec la sage-femme. La situation devient critique : Alexandra ne supportera plus d’être allongée pour une nouvelle vérification du col, qui nous aiderait à nous décider pour la péridurale, laquelle demande de rester d’abord recroquevillée puis allongée, ce qui l’angoisse encore davantage. L’ouverture est suffisante depuis deux heures cela dit, et l’on finit par la demander. Direction la salle d’accouchement. Difficile à cet instant de se projeter au-delà de la piqûre. La sage-femme et la puéricultrice préparent l’intervention, anesthésiste est attendu, douleurs et cris, le voilà enfin.

Avant 17h00, l’anesthésiste lutte. Alexandra ne parvient pas faire le dos rond. Je la tiens et l’aide tant que possible. On écoute les indications des 3 professionnels qui nous entourent, différents, dans leur manière de s’exprimer et de gérer. On a tous en commun d’insister, de ne pas abandonner, on sait où l’on va et ce que l’on veut. Alexandra endure, et cette fois c’est moi qui lutte contre les larmes, les contractions font une pause salvatrice, l’anesthésiste finit par réussir, la péridurale est en place et presque aussitôt, la douleur s’estompe.

Après 17h00. Repos. Enfin. Calme… Manger… Je vais chercher un sandwich, retourne le manger en compagnie d’Alexandra qui n’a pas faim et ne pourrait pas manger de toute façon. Ça fait du bien. Je lutte encore contre les larmes. Quelle épreuve. La sage-femme vient vérifier l’écartement du col. Ça n’avance plus, ou toujours pas. Changement de position d’Alexandra, qui passe sur le côté. Je dors au pied de la table d’accouchement. Alexandra mobilise son bassin. La péridurale est efficace est bien dosée, elle sent ses jambes, et les contractions, mais n’a pas mal. C’est le jour et la nuit. Elle sourit, rayonne sous adrénaline, motivée par elle et calmée par l’épuisement dépassé. Nouvelle vérification, on est cette fois passé de 4cm à 7cm d’écartement. Quel progrès ! Alexandra maîtrise et ressent, c’est elle qui guide. Après les longues heures de stagnation, l’arrivée se précipite.

19h00 environ, c’est le moment, nos deux accompagnatrices disponibles, bienveillantes et efficaces s’affairent de nouveau en salle, Alexandra chausse son sifflet de « winner » et c’est parti. Violette, elle devient violette à force de pousser en contenant sa respiration. 1 puis 2 puis 3 poussées, on respire, et ça repart avec les contractions suivantes. C’est fluide et efficace. J’aide le corps d’Alexandra d’un côté, la puéricultrice de l’autre, tandis que la sage-femme guide manuellement puis reçoit. Je vois. Avant Alexandra je crois. Couper le cordon. Découvrir, immortaliser, se déplacer autour de la table sans taper dans les multiples fils qui raccordent Alexandra puis Émile aux instruments de mesure.

19h41. Émile Maxime Rabier. Bienvenue. Calme absolu, grands yeux clairs ouverts sur le monde. Ta peau du bleu au rose, contre celle de maman.

Inattendue continuité. Point de torrent de larmes libérateur. On s’aimait déjà tous les trois lorsque tu étais dans le ventre. On te parlait et te caressait déjà. Tu nous apparais simplement, et ça semble évident pour toi aussi.

La délivrance ne se fait pas d’elle-même en revanche, et la sage-femme, qui devrait être partie à cette heure-ci, procède à un dernier geste, désagréable pour Alexandra, mais petitement en comparaison du cyclone de 16h00. Et puis nous sommes là, tous les 3… Nous restons ainsi pendant 3 heures, le temps pour la relève d’être certaine que tout va bien. Hormis le désagrément des machines qui bipent, inutilement qui plus est, et que je dois sans cesse interrompre, c’est un bon et beau moment. J’ai le droit à un peu de peau à peau à mon tour.

23h00 environ. Bébé est contrôlé dans la pièce d’à-côté. J’observe… puis l’habille avec la puéricultrice qui me conseille… tandis que la sage-femme est retournée s’occuper d’Alexandra. On est aussi affamés que fatigués. Il faut encore remplir quelques papiers. C’est bien la cinquantième fois qu’on donne les mêmes informations. Bébé doit naviguer dans son lit mobile transparent surélevé. L’ambiance nocturne des couloirs vides de l’hôpital. Je le conduis tout doucement. Suivi de la sage-femme qui conduit Alexandra sur un fauteuil roulant.

Minuit peut-être, nous voilà en chambre, et parents pour de bon. On nous apporte de quoi manger un peu. Des restes sucrés en sachets, qui font du bien quelle que soit leur qualité. Bébé a été emmitouflé et dort. Le temps d’atterrir d’entre les nuages de fatigue et je me couche et m’endors vers 1h du matin. Alexandra, sous le coup de l’adrénaline, ne se repose pas. Mais comme Bébémile passe la nuit à recracher la tasse qu’il a avalée pendant l’extraction, paraît-il, on finit par se relayer pour le surveiller.

La nuit est longue, entrecoupée. C’est la première nuit en ta compagnie. C’est ma première nuit de père, sa première nuit de mère. Et l’on sent bien que l’aventure ne fait que commencer, qu’elle va être épique malgré ta sérénité actuelle.

J’écris tout ceci le lendemain, tandis que nous tentons de mettre en place l’allaitement et qu’Alexandra, qui va bien par ailleurs, souffre derechef, au niveau des seins désormais. Suite d’épreuves qui ne fait que commencer, qui s’accumule comme s’accumulait la douleur hier. Suite d’épreuves qui fait sens, aussi, et mène vers de nouveaux paliers. Sans celles du passé, nous n’en serions pas là. Alexandra et moi ne serions pas ensemble, tu ne serais pas né. Et nous en venons donc à éprouver une gratitude immense pour ce déroulement de nos vies qui parfois nous a fait pleurer, trébucher, presque flancher. Les séquelles d’au fond du trou sont là, quelque part dans la chair, mais on les discerne à peine depuis les sommets d’aujourd’hui.

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03 juin 2022